Doter un lieu d’une signature olfactive élaborée spécialement ou non, est devenu monnaie courante. Comment mène-t-on un tel projet et quels bénéfices les commenditaires en attendent-ils ? Enquête de Guillaume Tesson, parue dans NEZ la revue olfactive #06.

«Il y a une dizaine d’années, nous parfumions essentiellement des hôtels et des boutiques. Aujourd’hui, j’aurais du mal à vous citer un domaine pour lequel nous ne travaillons pas !» résume Stéphane Arfi, fondateur d’Emosens, l’un des principaux acteurs du marché de la création de fragrances pour des lieux ou des enseignes, banques, compagnies d’assurances, maisons de retraite, campings, cinémas… Sur mesure ou non, les signatures olfactives (on parle aussi de logos olfactifs) ne sont plus l’apanage des palaces. C’est justement en s’inspirant de ces derniers que le directeur d’un point de vente Alain Afflelou à Ambérieu-en-Bugey (Ain) a offert à sa boutique de 45m2 une diffusion de parfums issus du catalogue de la société ScentAir : une note florale en été, une note boisée en hiver.

Un exemple parmi des centaines. Non seulement la «sensorialisation» par l’olfactif se démocratise, mais elle n’est plus uniquement destinée à susciter un confort propice à l’acte d’achat. Le secteur des transports s’y intéresse ainsi de plus en plus. À Montpellier, au premier semestre 2018, un dispositif a été testé sur les quatre lignes de tramway de la ville. Chacune s’est dotée d’une fragrance. Celle de la ligne 1 reproduit le parcours d’une hirondelle qui partirait du pic Saint-Loup, dans l’arrière pays (thym, myrrhe, origan, lentisque…), pour traverser la ville de Montpellier et atteindre la Méditerranée (sur une note iodée de Calone). Le projet a été confié à Arthur Dupuy, qui dirige la société du même nom. «Avec le soutien de l’université de Montpellier, du CNRS et de l’École nationale supérieure de chimie, nous avons mandaté des chercheurs et des doctorants qui ont étudié les effets sur la population», explique ce dernier, qui met en avant l’utilité du concept pour les malvoyants et non-voyants, souvent oubliés par un réseau complexe qui fait passer sur les mêmes quais des rames de lignes différentes. Après cette phase d’expérimentation, le projet devrait être validé par la Métropole pour être développé sur les quatre lignes, au plus tard en 2019, pour un coût de 100.000 euros par an.

Un personnage qu’on ne voit jamais

Quant au monde de la culture, il regarde cet outil comme un support supplémentaire pour provoquer ou accompagner les émotions. David Suis, à la tête de la société Scentys, a vu un jour débarquer dans son bureau Nicola Sirkis, le chanteur d’Indochine. Ce dernier voulait tout simplement diffuser Cuir macadam, une fragrance boisée épicée et cuire qu’il avait lui-même créée en collaboration avec la maison Robertet lors d’un concert donné au stade Vélodrome de Marseille.

David Suis affirme pouvoir parfumer pratiquement tout type d’espace, «du petit spa aux Champs-Élysées». Pour la pièce La Bête… écrite (d’après la Belle et la Bête) et mise en scène par Violaine de Carné, il a élaboré un dispositif olfactif piloté depuis une table de mixage pour évoquer la présence d’un personnage qu’on ne voit jamais. «La bête est suggérée par une odeur fécale, animale, avec une pointe de transpiration.» L’olfactif vient également appuyer les dix scènes de l’exposition «Game of Thrones», qui s’est tenue tout l’été à Paris : une note boisée dans la forêt, une odeur de brûlé dans le donjon qui abrite un crâne de dragon…

En 2012, Givaudan a pris part à un projet insolite : compléter le décor d’un club privé parisien, le Silencio, en traduisant olfactivement l’atmosphère veloutée et obscure du lieu, où se mêlent bois, métal et or matifié. Un lieu pas comme les autres, imaginé par le cinéaste et artiste David Lynch… «Nous lui avons fait sentir une quinzaine d’accords, dans son atelier du boulevard du Montparnasse, pour recueillir ses réactions. Il employait souvent le mot « raw » [qui signifie cru, mais aussi brut]. Il n’a pas à proprement parler une culture du parfum. Il nous a fallu traduire en odeurs les ambiances tirées de son imagination», explique Frédéric Walter, directeur marketing. La formule retenue, très courte, signée Aurélien Guichard, associé trois variétés de cèdre pour un effet boisé chaud, sec et nerveux, avec des facettes fumées, cuivrées et métalliques, et une notre ambrée «duveteuse». La fragrance diffusée dans le club par intermittence, «apparaît et disparaît comme une présence fantomatique», commente Frédéric Walter qui a vu dans cette expérience une «bulle d’oxygène», très éloignée des griefs habituels.

Arthur Dupuy, lui se remémore le moment, début 2013, où Paul Bocuse en personne l’a mis au défi de réaliser un parfum sur mesure pour l’hôtel Le Royal, à Lyon. «Il en avait marre du co-branding, ce n’était plus assez exclusif pour lui. Il avait fait le tour des parfums trois frais, trop « cologne », et voulait quelque chose de plus lourd.» Un défi pour Dupuy qui, à l’époque s’est spécialisé dans la vente aux hôtels de produits pour les salles de bain (ce qu’on appelle les « amenities » : gel douche, savon, etc.) mais n’est pas concepteur. Il sollicite celle qui devient son associée, Isabelle Parrot, directrice de la licence professionnelle Parfums, arômes et cosmétiques à l’université de Montpellier, et crée avec elle une fragrance dans l’esprit d’un pot-pourri du XVIème siècle, à partir d’une recette de moines bénédictins. «Un bouquet végétal épicé, camphré, avec pas mal de poivre, de la bergamote, de la lavande, du thym, de la sauge, du patchouli et de la rose. Un parfum assez lourd qui rappelle l’époque moyenâgeuse. Un jus assez gras.» Il est diffusé dans le hall d’accueil de l’hôtel et exploité sous forme de produits dérivés : porte-clés en céramique parfumés, sprays de 10ml et bougies odorantes en vente à l’hôtel. «Monsieur Paul» a adoré cette note exclusive, au point de réclamer une création sur mesure, cette fois pour sa Mercedes…

«En écho à l’ architecture»

Celui qui passe commande est parfois (presque) aussi connaisseur et passionné que celui qui réalise le projet. C’est ce qui s’est passé pour le Park Hyatt Paris-Vendôme. En mars 2016, Claudio Ceccherelli en est nommé directeur. Cet italien de naissance, collectionneur de parfums revendiqué – «ma femme me déteste pour ça» -, s’est intéressé à l’ambiance olfactive de ses établissements avant que cela ne devienne une norme. En 1994, il adopte l’Eau parfumée au thé vert de Bulgari pour habiller l’Hôtel de Paris à Monaco, dont il est alors directeur, puis l’hôtel Villa d’Este au lac de Côme. «Lors d’une conférence, j’en ai parlé, et la concurrence a adopté en masse cette fragrance!». Afin de se démarquer, il opte alors pour une création sur mesure, «inspirée par l’Eau sauvage de Dior, le premier parfum que j’ai porté». Il a également élaboré 73 Croisette pour le Martinez, à Cannes, avec le parfumeur Isabelle Burdel. Mais revenons à Paris. Pour le Park Hyatt, Claudio Ceccherelli entend agir en trois temps. «D’abord changer la senteur des amenities, car on les trouvait déjà ailleurs, créer un parfum à porter estampillé 5, rue de la Paix [l’adresse de l’établissement] et enfin changer le logo olfactif de l’hôtel.» Il confie cette mission «à un parfumeur qui accepte de ne pas commercialiser la fragrance ailleurs pour une exclusivité totale». Ce sera Christophe Laudamiel, qui conçoit une note commune, avec des nuances, pour le shampooing, le gel douche, la composition à porter et celle qui sera diffusée dans tout l’hôtel. Le directeur lui-même lui a demandé un «wow effect». Laudamiel s’inspire des matériaux nobles et bruts du lieu – «sur les six palaces de Paris, c’est le seul dont le décor n’est pas rétro ou baroque» – et s’inscrit donc dans une veine plutôt contemporaine. «En écho à l’architecture, j’ai conçu un parfum par blocs : un bloc cèdre, un bloc safran, une belle rose, du beau jamais pour rappeler qu’on est en France». Très facettée, la note «doit susciter l’optimisme chez celle ou celui qui la porte». Le directeur est tout de suite accroché et après quelques retouches, le parfum est au point, conforme à l’esprit du lieu. Un point essentiel, pour Claudio Ceccherelli : «Si je devais ouvrir un hôtel à Doha, par exemple, je me tournerai vers Amouage [une marque originaire d’Oman]».

Dans un tout autre registre, le Crédit Agricole a fait mettre au point une fragrance diffusée dans ses agences du secteur Centre-Est, après une étude portant sur les valeurs associées au groupe. De 2011 à 2014, Julien Grobert, aujourd’hui maître de conférence en marketing à Toulouse School of Management, a même réalisé sa thèse sur ce projet. Première étape : le doctorant interroge dix-neuf clients et dix-sept collaborateurs. Trois mots s’imposent : responsabilité, honnêteté et convivialité. Pas encore de quoi créer un parfum, mais en y ajoutant la notion de «banque verte» (celle des agriculteurs) et des éléments de symbolique autour des couleurs du logo (vert, bleu, rouge), un brief est transmis à Emosens. La note retenue associe santal, musc, agrumes, pin et thé vert. Résultat : «Un questionnaire auprès d’employés et de clients a mis en avant des perceptions plus positives en présence du parfum, par exemple sur le mobilier de la pièce, l’ordinateur du conseiller, la chaise sur laquelle il est assis et même le distributeur de billet, confie Julien Grobert. Dans un cadre parfumé, le client ressent que le prestataire a dégagé des moyens pour prendre soin du lieu… Donc de lui.» Patrick Kleer, directeur général adjoint du Crédit Agricole Centre-Est, à l’origine de ce projet, considère qu’il s’inscrit dans une démarche vertueuse commune à toutes les agences de la banque. «Nous nous appuyons notamment sur le feng shui pour la disposition du mobilier.» Pas moins…

Modifier les habitudes

Si c’est la plupart du temps le client qui frappe à la porte de l’une des sociétés spécialisées, l’inverse est également vrai. Ainsi, Stéphane Arfi, d’Emosens, reconnaît que la moitié de son chiffre d’affaires est réalisée à la suite du démarchage de nouveaux prospects. Le prix moyen du sur-mesure ? Entre 8 000 et 15 000 euros pour la mise au point d’une fragrance à diffuser dans l’air et quelques produits dérivés. Parfois d’avantage. Mais quid du retour sur investissement ? Peut-on réellement mesurer les effets de ce marketing olfactif ? La plupart des professionnels du secteur s’appuient sur des études favorables. «En suscitant des émotions, un parfum fidélise les clients, qui sont amenés à l’achat ou au nouvel achat», estime Nathalie Sarrouy-Watkins, chercheur et enseignante à l’école Ferrandi Paris. Cela fonctionne à une condition : qu’il y ait une adéquation, une congruence, entre le lieu et la fragrance. Il serait par exemple maladroit de diffuser une odeur hespéridée dans un environnement où le bois et le cuir dominent.

Farnaz Hanaei est responsable du laboratoire d’analyse sensorielle à l’Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire (Isipca). Pour elle, «on peut modifier les habitudes d’achats grâce à une fragrance, aucun doute là-dessus». Elle a mené une étude sur deux groupes de consommateurs, juste avant l’heure du déjeuner. Les premiers sont invités à séjourner dans une atmosphère subtilement parfumée à la poire, pas les autres. «Ceux qui ont senti la poire, plus ou moins consciemment, avait tendance plus que les autres, à choisir un dessert à la poire. Une odeur d’agrumes, elle, conduit à privilégier des plats plus sains.» En novembre 2017, Julien Robert a, de son côté, réalisé une étude pour une antenne de prêt-à-porter pour enfants. Il a constaté qu’une senteur de type «fraise Tagada» favorisait des achats plaisir (gloss à lèvres, petite peluche…), tandis qu’une odeur de lessive entraînait plutôt l’acquisition d’articles perçus comme utiles (gants, bonnets, chaussettes). Mais au delà d’influencer le choix du consommateur, un parfum peut-il déclencher l’acte d’achat ? C’est ce que peut laisser penser l’opération menée par Vacalians Group, leader du camping en Europe, pour lequel Arthur Dupuy a reproduit sur 15 000 catalogues envoyés à des clients la même note que celle diffusée dans les établissements. Résultat : 80% de réservations spontanées après réception de ces documents, avec une motivation irrésistible : «Ça nous a rappelé l’odeur de nos vacances.»

Cependant, parce que le mode opératoire n’est jamais le même d’une étude à l’autre, la pondération, voire le scepticisme sont de rigueur chez certains professionnels. Pour David Suis, de Scentys, «on ne peut pas promettre à un client une hausse des achats ou une meilleure fréquentation. Car il n’y a rien de scientifique !» Il n’existerait ainsi aucune possibilité d’isoler le facteur de décision du consommateur, afin de déterminer si son comportement est dû ou non au parfum. Le docteur Sophie Martin, coordonatrice de la plateforme interdisciplinaire Cogithon, et le psychologue Frédéric Collin, qui ont participé au projet de diffusion de fragrances dans le tramway de Montpellier, vont dans le même sens : «On ne sait pas pourquoi ça marche, ou pas, dans les boutiques. Il manque le lien entre la modification de l’environnement (le fait de parfumer le lieu) et l’acte d’achat. Et même si on arrivait à prouver comment ça marche, en prenant l’exemple du tramway, on ne pourrait de toute façon pas reproduire l’expérience. Le résultat est-il dû à l’odeur utilisée, à la population de Montpellier ? Il y a bien trop de paramètres.»

Apaiser et soulager

Le marketing olfactif a-t-il encore des terres à défricher ? À l’heure où toutes les narines sont tournées vers les hôtels, les ventes commerciaux ou les transports, le secteur médical est, plus discrètement, l’objet de multiples attentions. À travers sa société Résonances, Laurent Campagnolles a ainsi mis au point pour le centre hospitalier intercommunal de Créteil un dispositif mobile sur 50 mètres. Dans le cadre d’opérations programmées, il s’agit d’accompagner le patient dans les couloirs menant au bloc opératoire, avec selon son choix, du son ou une fragrance. «Faute de financement, c’est resté à l’état de projet, même si l’hôpital de Créteil a créé une fondation pour soutenir les initiatives innovantes comme celle-ci», regrette le concepteur. «Nous réfléchissons à des contextes d’utilisation où le parfum fait du bien aux gens, explique David Suis, notamment pour aider les malades d’Alzheimer à penser s’alimenter, grâce à une odeur diffusée trente minutes avant le repas. Nous avons aussi équiper des mammographes et des scanners : 65% des personnes se sont déclarées moins stressées. Les patients bougent moins, donc les images sont plus précises.» Au même titre que l’hypnose ericksonienne, de plus en plus adoptée comme alternative à la sédation, l’olfaction pourrait bien, demain, accompagner, apaiser voire soulager les patients.

Source: Nez-LaRevueOlfactive #06, par Guillaume Tesson

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