C’est là que tout a commencé… Probablement en dessous d’une des arcades de pierres fauves, caractéristiques de l’architecture de l’université de Stanford. L’illustre établissement d’enseignement supérieur, fondé en 1891 par le gouverneur Leland Stanford et son épouse Jane, est au cœur de la Silicon Valley, entre San Francisco et San José. « Matrice » de l’innovation ? Stanford est en tout cas, à l’image de sa région, un carrefour de l’invention et de la technologie. Sur son tableau d’honneur, sont gravés les noms des fondateurs de Hewlett-Packard (Bill Hewlett et David Packard), de Yahoo ! (David Filo et Jerry Lang), de Google (Serguei Brin et Larry Page), du PDG de Microsoft (Steve Ballmer), des personnalités du monde du high-tech, des patrons de start-up devenus des géants mondiaux de l’Internet… Bref, les porte-drapeaux d’une terre de légende. La preuve, aussi, que celle que l’on appelle la vallée du silicium n’est pas un mythe. Son histoire commence ici. Et alors que tous les ans Stanford accueille des milliers d’étudiants, il devient difficile d’imaginer que la région vient à peine de se relever d’un séisme économique.
« Nous avons vécu un véritable choc, mais ça repart ! » tient absolument à confier le directeur de l’hôtel Sofitel San Francisco Bay, où une délégation de journalistes français est venue rencontrer des conseillers du commerce extérieur. Échaudés, les habitants de la Silicon Valley le sont. En quatre ans, 200 000 emplois ont été perdus sur l’ensemble de la zone. En 2000, la Californie du Nord soutenait une croissance de +11 %, qui a chuté jusqu’à –3% en 2001 ! L’éclatement de la bulle Internet du début du XXIe siècle a ravagé le paysage économique local, mais aussi les mentalités. D’un seul coup, ces gens qui se pensaient les meilleurs dans les secteurs de pointes des technologies de l’information et de la communication (TIC), ont plongé tous ensemble dans une immense dépression. Le phénomène se mesure bien dans la communauté française rencontrée dans la vallée. Aspect positif : il a donné naissance à une solidarité et une mobilisation pour les actions qui encouragent le retour des investissements.
A French Technology Showcase
Il faut dire que la présence française en Californie du Nord s’illustre particulièrement dans les secteurs des TIC, de la bio-tech et des finances. Au Consulat de France à San Francisco, on estime aujourd’hui à 5 000 le nombre de français qui travaillent dans la Silicon Valley. Une population souvent jeune, que le Consul général Frédéric Désagneaux s’efforce de soutenir : « Nous cherchons, par exemple, à faire collaborer les universités de Sanford et de Bercley avec les institutions françaises, notamment à travers la mise en place de deux fondations permettant de réunir des fonds afin de financer de la recherche conjointe et transdisciplinaire ». Il s’agit également de mettre tout en œuvre pour accompagner l’entrepreneuriat français sur un territoire d’affaires foncièrement différent quant à ses usages, ses règles et sa philosophie.
En mai dernier, les conseillers français du commerce extérieur (CCE) ont d’ailleurs monté le French Technology Showcase (une foire-exposition professionnelle), afin de mettre en contact des entrepreneurs français avec des investisseurs américains. Une opération qui pourrait être renouvelée sur une base annuelle, et qui semble un bon moyen d’informer les intéressés sur la réalité des mœurs américaines. En fait, les difficultés sont essentiellement conceptuelles. Elles résident dans la façon même de traiter des affaires. « Les Français ont apparemment beaucoup de mal à fonctionner en réseau, alors que c’est une notion indispensable pour pouvoir s’installer aux États-Unis. D’ailleurs, lorsqu’une entreprise trouve un investisseur américain, elle accède automatiquement au réseau de ce dernier. Fonctionner en réseau, cela veut dire, en outre, y participer. Sur ce point, force est de constater que si le réseau français en Californie existe, il est véritablement sous-employé. Les entrepreneurs de l’Hexagone préfèrent habituellement se référer aux diplômes ou aux parcours professionnels de leurs collaborateurs, tandis que les Américains ne les prennent pas forcément en compte », raconte un CCE. Partant de ce principe, un projet de qualité a toujours des chances d’intéresser un investisseur, d’autant qu’aux États-Unis, ceux qui apportent les financements sont rarement des banquiers. La frilosité en affaires leur est étrangère.
Des anges et des héros
Dans la vallée, les anges veillent sur vous ! Les Business Angels, tels qu’on les appelle ici, sont, en somme, des capital-riskers de proximité. Des particuliers, ou des sociétés de capital-risque (venture capital), qui sélectionnent des projets dans lesquels ils vont prendre des participations afin d’aider les jeunes sociétés à se développer avec le maximum de chance de succès. Au bout de quelques années, les Business Angels se désengageront de l’entreprise en vendant leurs parts à d’autres investisseurs, ou en mettant leur participation sur le marché à l’occasion d’une première entrée en Bourse. La notion de réseau prend toute son importance dans les relations avec les Business Angels. D’autant que lorsqu’un ange adopte une entreprise, il gardera, à jamais, un œil sur la carrière de son nouveau protégé.
Arrivé en 1990 dans la Silicon Valley en tant qu’entrepreneur, Hervé Pluche dirige maintenant, avec Jean-Bernard Guerrée, la société de consulting Avisé Partners. Leur métier consiste à établir des ponts d’affaires entre la Californie du Nord et les entreprises de technologie européennes. « Il y a un adage dans la Silicon Valley qui dit qu’une idée est bonne jusqu’à preuve du contraire. Ce n’est pas tellement exagéré tant il est vrai que les investisseurs mettent l’accent sur les scénarios de réussite. L’énergie est employée ici pour créer, non pas pour justifier. Et cette approche de l’investissement profite de la flexibilité de la législation américaine en matière de capital-risque », explique le directeur exécutif d’Avisé Partners. Les deux experts connaissent parfaitement les rouages de la machine économique américaine, et sont très attachés à la philosophie entrepreneuriale locale. Jean-Bernard Guerrée : « Il y a tout autour de la Bay Area de San Francisco, une culture incroyable de la création d’entreprise. Dans la vallée, un entrepreneur est considéré comme un véritable héro ! Entre 2000 et 2003, pas moins de 37 000 sociétés ont été créées. C’est un environnement remarquable pour les affaires, et notamment pour les secteurs des TIC, largement concentrés dans la région ».
Tout l’art de réussir une implantation dans la Silicon Valley réside donc dans la conception de la notion de capital-risque (lire le focus sur la Chambre de commerce franco-américaine, page 10). À ce titre, Hervé Pluche ajoute que « la première étape consiste souvent à instaurer un climat de confiance mutuelle entre celui qui apporte un projet et le capital-risker. Avant de lever des fonds, les Business Angels, qui sont des experts sur les marchés où ils investissent, vont prendre des renseignements et juger la valeur de leurs interlocuteurs. Ils téléphoneront par exemple à vos anciens collaborateurs. Il faut surtout qu’ils perçoivent chez vous une très bonne qualité d’analyse, car ils ne vous pardonneront pas de ne pas avoir été capables d’identifier un concurrent ou bien d’avoir maladroitement appréhendé le marché. Une fois cette confiance obtenue, considérez-la comme acquise pour toujours ! » À condition aussi que l’entrepreneur comprenne que ses nouveaux anges gardiens réclament, en retour, un contrôle substantiel sur la société. Une « pilule » que les Français ont, d’ailleurs, souvent beaucoup de mal à avaler.
Après la bulle…
Miséricordieux les anges de la vallée ? En tous les cas, il y a peu de chance qu’ils reprochent à un entrepreneur d’avoir vécu une faillite ou des affaires difficiles. Comme son nom l’indique, le capital-risque induit une part de chance. En outre, le concept d’échec n’a pas cours dans le nord de la Californie. Voilà pourquoi, au lendemain de l’éclatement de la bulle Internet, les Business Angels, bien qu’affaiblis par l’effondrement général du marché, n’ont pas hésité à investir dans de nouvelles start-up, parfois avec les mêmes entrepreneurs. D’après Hervé Pluche, d’Avisé Partners, « la Silicon Valley connaît d’ailleurs une bonne reprise. J’estime même que c’est une période idéale pour les entreprises françaises, car dans 12 mois il se peut que ce soit déjà plus compliqué. Selon moi, la purge de la bulle Internet est terminée ».
D’autant plus que les entreprises de la vallée, qui étaient parvenues à se consolider avant la crise et donc qui ont pu en réchapper, sont autant d’exemples de réussite et de succès que l’on est fier d’exhiber pour relancer les investissements. Ces sociétés, parfois des géants à l’instar d’Apple ou de Amazon.com, étaient déjà considérées comme des héros. Après la bulle, devrait-on les honorer d’être des héros de guerre ? Certains vont plus loin dans l’analyse, comme Dave Dewalt, président de EMC, leader mondial des infrastructures de stockage et de la gestion des informations : « la crise des années 2000-2001 est probablement la meilleure chose qui soit arrivée à EMC. Durant cette période, nous avons perdu un demi milliard de dollars ! Ça nous a donné la force de tout changer : notre management, notre façon de faire, notre approche du marché. La société a vécu un renouveau ».
Dès juin 2003, EMC, connu pour ses systèmes de stockage et d’outils de supervision, faisait l’acquisition de Legato, un éditeur de solutions de gestion du cycle de vie de l’information stockée, puis en octobre de la même année, de Documentum, célèbre éditeur de solutions de gestion de contenus et de travail collaboratif. Aujourd’hui, avec un chiffre d’affaires de 8,23 milliards de dollars et un bénéfice net de 871 millions de dollars, Dave Dewalt a de quoi estimer que « les difficultés font parties du passé. Notre avenir va naître de la synergie de nos multiples compétences, et je pense que EMC peut se positionner maintenant parmi de très puissants groupes capables de réaliser de belles acquisitions (acquiring companies, sic) ».
… en voilà une autre ?
La reprise profite à tous. Fidèle à sa réputation, la Silicon Valley pullule encore de jeunes talents, parfois porteurs d’idées prometteuses, qui ne manqueront pas d’attirer l’attention des fameux Business Angels. Guy Kawasaki, un capital-risker de la vallée, a reçu environ 2 500 projets. Il en aura sélectionné seulement sept et il ne cache pas que les recommandations de son réseau d’affaires et d’amis sont pour beaucoup dans ses choix. Généralement, Monsieur Kawasaki aide trois start-up en même temps. En ce moment, il mise sur FilmLoop qui a conçu un utilitaire de partage de photos sur Internet. Le Business Angel prédit à cette société un avenir digne de celui d’Apple – l’un des plus grands symboles de réussite de la région. L’enthousiasme paraît immense, voire disproportionné. Pourtant Guy Kawasaki prétend que depuis la bulle, « les capital-riskers réfléchissent davantage leurs investissements. Avant on investissait dans n’importe quelle idée, et un entrepreneur pouvait obtenir un financement de 5 millions de dollars en trois jours ! »
Selon les propres mots de l’investisseur : « cet enthousiasme est nécessaire pour aller de l’avant et il est caractéristique de la Silicon Valley ». À tel point que, si durant la crise il ne fallait plus seulement 3 jours pour obtenir un financement mais plutôt 9 mois, à l’heure actuelle le temps de réflexion serait de nouveau retombé à quelque 3 semaines. Guy Kawasaki : « maintenant que tout le monde sait que les projets les plus stupides sont morts, et que d’autres ont réussi à se consolider, beaucoup de gens sont prêts à tenter encore leur chance. C’est peut-être bien une nouvelle bulle… mais elle fera naître de nouvelles idées parmi lesquelles de nouveaux succès pour la Silicon Valley. »
Le capital-risker n’est pas, en outre, le seul à annoncer une bulle Internet nouvelle génération. Beaucoup d’observateurs constatent une reprise, un peu folle, des investissements. Quant à savoir si cette bulle explosera à son tour ? L’ange ironise : « autant demander à un alcoolique quand est-ce qu’il sera saoul ? »