En 2010, les flux de capitaux venus d’Europe à destination de Singapour et Hong Kong ont augmenté de 17 %. Tout un symbole. Alors que les beaux jours tardent quelque peu à revenir pour les banques privées sur le Vieux Continent, celles-ci ont amorcé un virage stratégique important vers les économies émergentes. « C’est là que se trouve la croissance. C’est là que se trouve le plus important potentiel de fortunes de demain. S’orienter vers ces pays permet sans aucun doute de retrouver une bonne santé financière plus rapidement, tout en se positionnant sur des marchés prometteurs », estime Éric Strutz, directeur financier de la banque privée allemande Commerzbank.
Selon une enquête de Booz & Compagny, un tiers des investisseurs privés disposant d’une fortune de plus de 1 million d’euros sous forme de placements vit dans les pays de la région Asie-Pacifique. À l’avenir, le nombre de millionnaires y sera bien plus élevé qu’en Europe ou en Amérique du Nord. La banque privée de Genève Bordier & Cie vient d’obtenir une licence bancaire à Singapour, où elle vise les 570 millions d’euros d’encours dès cette année. En 2010, elle avait enregistré une progression de 7 % de ses avoirs sous gestion. Le Moyen-Orient fait partie des principales destinations qui intéressent les établissements européens. Parmi ceux-ci, la banque Sarasin. Elle publie désormais chaque année un rapport sur la gestion de fortune islamique intitulé Islamic Wealth Management Report. Un document qui offre aux investisseurs un récapitulatif de l’évolution des marchés au cours des 18 mois passés, ainsi qu’une vue d’ensemble approfondie des diverses classes d’actifs utilisées dansle cadre d’une gestion de fortune islamique en conformité avec les préceptes des lois coraniques.
En novembre 2009, le groupe Sarasin avait déjà annoncé le lancement d’une offre complète de prestations de gestion de fortune islamique englobant tout le spectre des produits et des prestations bancaires compatibles avec la charia, soit la planification patrimoniale et successorale, des offres de gestion comprenant certains placements monétaires et produits structurés spécifiques. « La création d’offres sur mesure ou adaptées aux caractéristiques culturelles, religieuses et sociétales d’une population tend effectivement à se développer. C’est une manière d’accroître l’internationalisation de son activité tout en consolidant son positionnement dans un pays ou un groupe de pays », confie Éric Strutz. La banque Audi Saradar a également fait du Moyen-Orient un axe stratégique de développement. Depuis début 2006, plusieurs implantations ont vu le jour dans cette région. Audi Saradar a racheté une banque en Égypte et au Soudan et créé des filiales au Qatar et en Arabie saoudite, tout en renforçant sa présence au Liban, en Syrie et en Jordanie. Un bureau de représentation a également été ouvert à Abou Dhabi.
L’objectif de la banque est de développer une présence qui permette de devenir une banque universelle régionale. À terme, l’offre doit également être étendue plus largement à la zone méditerranéenne et aux pays du Maghreb. La Russie est une autre destination qui suscite les convoitises. La banque suisse Lombard Odier a ouvert en 2009 un bureau de représentation à Moscou, la ville au monde qui abrite le plus de milliardaires après New York. Une clientèle qui est également de plus en plus nombreuse en Suisse, où le nombre de résidents russes est passé de 4 637 en 1995 à 10 598 en 2008 selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Le classement des 300 plus grandes fortunes installées dans la Confédération réalisé par le magazine Bilan révèle la présence d’une dizaine de Russes dont les avoirs dépassent les 30 milliards d’euros. Quelque 2 milliards d’euros ont été transférés de la Russie vers la Suisse en 2009, faisant ainsi de la Confédération helvétique la deuxième destination mondiale de fonds envoyés à l’étranger par des particuliers russes, selon la Banque centrale du géant asiatique.
La Société générale cible également cette clientèle en Suisse. Début 2010, la filiale de gestion de fortune du groupe Société générale Private Banking (SGPB) a recruté dans la confédération 8 conseillers spéciaux qui ont intégré un nouveau département dédié aux clients russes fortunés. Au total, 28 collaborateurs répartis à Genève et à Zurich sont désormais en charge de cette clientèle. Selon plusieurs études, les banques privées portent depuis 2009 avant tout leurs efforts de développement sur l’Asie et le Moyen-Orient. Elles recrutent moins de conseillers en gestion de fortune spécialisés dans les clientèles européennes pour s’intéresser davantage aux zones en forte croissance. Bon nombre d’établissements ont parallèlement réduit leurs effectifs dédiés à la clientèle américaine. Ils conservent parfois les revenus liés à la tenue de ces comptes en déléguant la gestion des portefeuilles. En termes de produits, les spécialistes des investissements structurés commençaient à être sollicités à nouveau dès la fin 2009, principalement à la demande d’investisseurs asiatiques.
L’émergence d’économies étrangères, notamment asiatiques, n’a pas que pour conséquence l’ouverture de succursales bancaires aux quatre coins du globe. Les banques privées suisses attirent une clientèle de plus en plus internationale. Cette tendance leur permet de compenser le départ de certains clients dits « traditionnels ». Au premier semestre 2010, HSBC Suisse a ainsi accueilli 2 milliards d’euros en provenance d’Asie et quelque 750 millions d’euros d’Amérique latine, alors que les fonds originaires d’Europe ont reculé de 450 millions d’euros. Nombre de millionnaires asiatiques, qui ont principalement bâti leur fortune grâce au commerce de matières premières, à l’industrie minière, à la métallurgie, à l’immobilier et à la finance, devraient transférer dans les prochaines années une partie de leur patrimoine en Europe. Autre mouvement notable qui pourrait redonner un second souffle aux banques privées européennes : la prise de contrôle ou prise de participation des établissements par de riches familles étrangères. En mai 2010, le conglomérat financier indien des frères Hinduja a repris la banque KBC, qui détient notamment KBL Richelieu en France, pour environ 1,35 milliard d’euros. L’opération offre au groupe KBC d’importantes perspectives de croissance en Asie, région où les grandes fortunes se multiplient.
« Cette nouvelle relation permet à notre établissement d’ouvrir un pont entre l’Europe et l’Inde aujourd’hui, et peut-être vers d’autres destinations demain. L’actionnaire fait d’ores et déjà part de son intérêt d’accompagner des entreprises européennes clientes en Inde pour apporter du conseil ou du soutien capitalistique », se réjouit Olivier Roy, directeur général de KBL Richelieu. La banque privée allemande Merck Finck & Co est également passée sous le contrôle du groupe Hinduja l’an passé. Les grands moteurs de croissance de demain pour les banques privées se situent indiscutablement dans les nouveaux centres financiers de Russie, de Chine, d’Inde, du Moyen-Orient et d’Amérique latine. Cette migration des fonds s’inscrit dans un contexte de renforcement de la pression régulatrice, provoquant toutefois un certain scepticisme sur les marchés traditionnels. Le défi pour les banques est de savoir s’adapter aux nouveaux besoins des clients et aux nouvelles règles.