Début mars, Peter Löscher n’a pas hésité à prendre la parole dans le quotidien Bild Zeitung, le journal à grand tirage allemand, pour se faire entendre. « Le manque d’ingénieurs met en danger la prospérité de l’Allemagne. Chez Siemens, plus de 14000 personnes qualifiées, dont des ingénieurs, vont manquer d’ici à 2020″, a déclaré le président de Siemens. De fait, à moyen terme, la pénurie menace l’existence de nombre d’entreprises allemandes, notamment des PME qui constituent la colonne vertébrale de l’économie nationale. Un nouveau record a été battu en ce début d’année. « 105 000 postes sont inoccupés pour 18 800 ingénieurs au chômage. Un ingénieur qui sort de l’université ne reste en moyenne pas plus de neuf mois sans emploi », énonce Marco Dadomo, porte-parole du VDI, la fédération des ingénieurs allemands. Cette pénurie, qui s’aggrave au fil des ans, touche tous les domaines, la production comme la R&D. Avec des conséquences déjà palpables pour les entreprises. « Il n’est pas rare que des départements R&D délocalisent dans d’autres pays européens, en Espagne ou en France par exemple. Et c’est dans la plupart des cas un point de non-retour », regrette Marco Dadomo.
Le manque d’ingénieurs fait cependant l’objet de controverses. Pour l’institut économique DIW, proche des syndicats de salariés, le problème est fabriqué de toutes pièces. « Le besoin en ingénieurs est exagéré. Nous avons besoin, tout au plus, de 20 000 nouveaux ingénieurs par an pour remplacer les départs à la retraite », affirme Karl Brenke, expert du marché de l’emploi auprès du DIW, qui fait référence à une augmentation annuelle de 1,5% des postes dans le secteur depuis la crise. La cause de la pénurie, avant tout démographique, ne sera pas éludée de sitôt. La moyenne d’âge parmi le million d’ingénieurs que compte l’Allemagne est de 45 ans. « C’est le seul pays européen qui fait preuve d’un solde négatif dans sa population d’ingénieurs. Pour 100 ingénieurs de plus de 55 ans, nous n’avons que 87 ingénieurs de moins de 34 ans: contre 348 en France et 242 en Grande-Bretagne par exemple », expose Oliver Koppel. Cet économiste spécialisé dans le capital humain et l’innovation auprès de l’institut économique IW précise que 21% des ingénieurs allemands ont plus de 55 ans.
Face à l’urgence, les fédérations professionnelles multiplient leurs opérations de communication. Mais rien n’y fait dans ce pays où l’université est la seule filière de formation des ingénieurs. « Beaucoup de jeunes sous-estiment le niveau des études et 40% des débutants abandonnent dès les premiers semestres », relève Marco Dadomo, qui fonde ses espoirs sur la hausse de 8,7% enregistrée en 2010, à 59 000 nouveaux diplômés. De son côté, l’État est désireux de combler dès à présent les manques. Il a assoupli les conditions de délivrance de la blue Card, destinée dès cette année à favoriser l’embauche d’ingénieurs étrangers (hors UE). Les entreprises ne seront pas obligées de prouver qu’elles ont échoué dans leur recherche d’ingénieurs allemands. Affaire à suivre, alors qu’au début des années 2000, la green card, censée inciter l’arrivée d’informaticiens indiens, s’était soldée par un fiasco.